MICHEL TIBON-CORNILLOT*

Déferlement des techniques contemporaines:

instabilité, disparition des sociétés industrielles

 

 

La puissance poétique des tragédies grecques fait irruption lorsque s’entrechoquent la trame du récit et l’évocation du destin le plus secret des cités, leur instabilité ultime, c’est-à-dire leur disparition. Il en est sans doute de même au sein des cultures les plus vives : elles s’organisent autour de zones obscures concernant leur possible fin, leur destin, dont elles expriment ou perçoivent par moment la présence mystérieuse, mais dont elles préfèrent ignorer l’existence.

Notre culture, l’occidentale, au sein de laquelle sont nées les sociétés industrielles, plonge tout aussi secrètement ses racines imaginaires dans les apports grecs, latins, hébraïques, germaniques, et d’autres encore, bien plus anciens. Cette culture, en apparence si puissante, qui s’est développée autour de la tentative de synthèse du christianisme latin, culture marquée par le projet impérial de l’empire romain, n’échappe pas à ce destin, malgré les manifestations de sa puissance, malgré son incroyable arrogance, à la mesure de son aveuglement. Naviguant sur l’océan de leurs objets, de leurs armements sophistiqués, de leurs systèmes technico-industriels, les hommes des sociétés industrielles, aveuglés par la pluie incessante des cadeaux, des lumières électriques urbaines, des clignotements hypnotiques des tubes cathodiques, ne peuvent reconnaître et accepter l’instabilité ultime voire la disparition de leur culture alors que les effets dévastateurs de ses performances techniques sont clairement perceptibles.

Plusieurs pistes ont été ouvertes afin de rendre compte de ce trou noir, la disparition prochaine des sociétés industrielles. Ces ouvertures furent inaugurées par des penseurs européens fondateurs des écoles " continentales-critiques ", des 19ème et 20ème siècles, écoles marquées surtout par des penseurs de langue allemande : Nietzsche bien sûr, Heidegger, Spengler, plus proche encore, Hannah Arendt, et bien d’autres encore. Les esprits curieux, sensibles à l’instabilité structurelle du monde " productiviste " ne sauraient se contenter des fadaises établies par les " philosophies anglo-saxonnes " chargées de colmater de façon imaginaire les brèches bien réelles de la mondialisation industrielle, colmatage payé par les prêtres, les industriels et les financiers. Ne perdant pas de vue le travail mené par Nietzsche à propos du nihilisme européen, on s’en tiendra à l’étude des systèmes techniques contemporains, des savoir-faire qui les mettent en œuvre et de leurs relations avec les sciences modernes. Et ce travail sera développé selon un angle bien particulier, le déferlement de ces systèmes.1

1. Symptômes : l’arrogance et l’oubli.

Pour l’observateur curieux et lucide, la situation actuelle des sciences et des techniques est problématique, à la fois triomphale et pourtant menacée : tel est le premier paradoxe qu’il lui faut penser. En d’autres termes, les remises en question de l’activité des sciences et des techniques croissent au même rythme que se développe la diffusion des approches scientifiques dans de nombreux milieux, dans des pays très différents et que se répand au monde entier l’environnement quotidien des systèmes techniques contemporains. Cette situation instable est liée aux interpénétrations de plus en plus étroites entre les circulations financières, le développement économique, industriel et les recherches scientifiques. Ce maillage de plus en plus serré du champ social par des approches techniques et scientifiques s’inscrit certes dans une longue histoire mais il se déploie maintenant selon des rythmes accélérés. Des populations de plus en plus nombreuses, de plus en plus étrangères à la " Weltanschauung " occidentale sont directement convoquées à adopter les modes d’existence des sociétés industrielles et doivent répondre sans tarder à cette convocation. Le " forçage " actuel est d’autant plus dangereux qu’il s’inscrit dans le cadre des épisodes coloniaux et impériaux menés par les élites blanches de l’Europe occidentale et d’Amérique du Nord, et ce, depuis cinq siècles. Ces épisodes sont à l’origine d’immenses massacres, dans les deux Amériques, en Chine, en Inde et dans bien d’autres contrées.2

Les sciences et les techniques contemporaines forment l’un des substrats essentiels des vagues expansionnistes actuelles, que ce soit sous la forme directe des armements vendus aux clients " sous-développés ", des armements " dernier-cri " testés par les nations industrielles dans leurs guerres démocratiques contre les pays détenteurs de richesses énergétiques ou bien sous la forme indirecte des impératifs économiques et financiers, sous la pression des modèles symboliques de la consommation et des images. En quarante ans, l’informatique et les ordinateurs, ces machines logico-mathématiques, entièrement tributaires de l’histoire des formalismes au sein des sciences occidentales, se sont diffusés dans le monde entier et s’imposent en tant que prisme privilégié pour aborder tous les aspects du " réel ", de ce réel mobilisé totalement dans la vision numérisée du monde. Par ailleurs, les canaux et les carrefours de " dispatching " qui permettent l’actuelle domination sont tous sortis des laboratoires, qu’il s’agisse des réseaux satellitaires et des télétransmissions. Il n’est plus possible pour les chercheurs scientifiques de se cacher la réalité la plus élémentaire : les disciplines scientifiques et les techniques qui y sont attachées sont structurellement liés à l’expansion de la culture occidentale moderne. La visibilité actuelle de cette expansion pose alors de graves problèmes aux milieux scientifiques ; ils risquent de se voir attribuer des responsabilités fatales dans les guerres néo-coloniales ou dans des dysfonctionnements importants liés à des pratiques scientifiques et techniques mal contrôlées. En ce cas, il est clair qu’il faudra systématiquement installer des miradors autour de tous les laboratoires, non pas pour protéger le monde extérieur de leurs productions mais pour protéger les chercheurs contre les émeutes des habitants du monde extérieur.

Cette situation fait surgir un grand nombre d’interrogations parmi lesquelles on peut retenir les suivantes :

 

2. Un premier diagnostic : l’infini est une idée folle

Au cœur des postulats les plus essentiels des sciences modernes, on rencontre la notion d’infini, et ce, de plusieurs manières. Elle se trouve déjà dans la langue " sacrée " des sciences modernes, les mathématiques. Ainsi que le note Blaise Pascal " nous connaissons qu’il y a un infini et ignorons sa nature ; comme nous savons qu’il est faux que les nombres soient finis, donc il est vrai qu’il y a un infini en nombre".5 Nous la retrouvons dans la conception de l’espace infini et neutre de la nouvelle mécanique, de même que dans le progrès indéfini des actions humaines dans la mesure où elles sont guidées par la méthode ainsi que le montre Descartes dans la sixième partie du Discours de la Méthode.6 Que ce soit dans la figure du progrès, dans la pratique des nombres, dans la domination croissante des hommes sur la nature tout entière, partout éclate la vérité la plus profonde du monde européen, la tentative interminable d’incarner l’infini dans le monde. Cette interprétation est au centre de l’œuvre de Hegel dont on sait qu’elle tente de rendre compte de la modernité occidentale. C’est cette modernité qu’il conçoit comme le Christianisme réalisé (aufgehoben).7

Sur ce point très précis, la position d’Aristote est à la fois très développée et, étonnement actuelle. C’est par ce biais que l’on voudrait montrer combien certains textes des auteurs dévalués par la philosophie des sciences ont gardé toute leur virulence. Ce texte, on va le voir, concentre une série de questions qui s’adressent directement à nos générations ; en un sens, ce texte joue bien le rôle d’un shibboleth.8

2.1. La chrématistique ou la fin de la citoyenneté

La question de l’infini revient plusieurs fois dans l’œuvre d’Aristote et prend une signification particulièrement intense dans les contextes économiques et techniques. On peut la résumer ainsi : " le désir d'argent détruit la cité ".9 La tradition philosophique qui a voulu rendre compte des relations entre l'économie et la philosophie trouve dans l'œuvre d'Aristote des racines incontournables: la rationalité économique doit s'intégrer dans une rationalité plus vaste celle de la philosophie, qui, elle seule, peut lui donner du poids. Cette subordination de l'économie à la philosophie n'est pas établie de façon dogmatique; Aristote la fonde sur la reconnaissance des menaces latentes qu'exerce l'activité économique sur les citoyens et la cité, partant sur la philosophie. "Dans cette tradition domine la crainte de l'économie. Car, face à l'évidence de la raison philosophique - évidence, grâce à laquelle la raison ne renvoie qu'à elle-même et se justifie de ce fait, elle-même - l'économie, si elle est laissée à elle-même apparaît comme un mouvement sans fin".10 Il y a une démesure dans l'activité économique qui menace l'existence même de la philosophie car cette discipline, et elle seule, peut déployer la raison dans tous ses aspects, dans sa totalité. Or, selon la pensée aristotélicienne, le point de vue de la totalité est aussi celui de la limite, de la fin car il n'a pas de référence hors de l’activité rationnelle humaine qui est le fait d’êtres raisonnables mais finis.

La philosophie doit maintenir l'économie dans des limites. Le terme d'économie renvoie à l'oikos, la maison; l'économie, c'est celle du ménage. Le sens le plus ancien de ménage qui est passé en anglais dans le concept de " management " éclaire bien la dimension économique du ménage. L'oikonomikè est une activité domestique qui doit rester à l'écart de la vie publique: "la menace de l'infinité économique consiste précisément en ce que l'activité économique déborde cet écart et contamine la vie publique. La vie économique doit donc se tenir à l'intérieur de la clôture de la maison afin de ne pas se perdre dans l'infinité. Cela signifie que l'économie est soumise à une instance supérieure qui ordonne la totalité. La première est le domaine privé, la seconde, le domaine public réservé aux activités politiques et étatiques".11

L'activité économique est poièsis, activité instrumentale dans laquelle le savoir-faire technique trouve sa réalisation dans un produit dont les finalités ne relèvent pas de celles qui initialement furent mises en œuvre dans la fabrication. Cette course sans fin de productions en produits qui, à leur tour servent d'autres finalités qu'eux-mêmes, instaure une succession indéfinie qui doit rester enclos dans la sphère domestique, sphère qui, elle-même, trouve son sens le plus profond dans les échanges entre les citoyens au sein de la cité. C'est seulement au sein de la vie publique que peut apparaître l'activité vraiment humaine, celle de la praxis dans laquelle le citoyen agit en vue d'une fin qu'il vise pour elle-même. Si par malheur l'infinité propre au déploiement de la poièsis sortait du cadre de l'activité domestique pour entrer dans le cadre des échanges au sein de la cité, alors on passerait de l'oikonomikè à la chrèmatistikè et l'on ferait entrer l'illimité dans le domaine des échanges politiques, entraînant immédiatement la destruction de la cité.

C'est dans ce contexte qu'Aristote analyse l'apparition de l'argent. Dans la Politique, il distingue avec une grande précision, l'argent en tant qu'il est la forme domestique de la chrématistique, et l'argent de la chrématistique générale qui est accumulé pour lui-même. Ainsi dit-il:

la chrématistique naturelle relève de l'économie domestique, tandis que le commerce est l'art de créer des richesses, non pas de toute façon, mais seulement par le moyen d'échange de biens. Et c'est cette dernière forme qui, semble-t-il, a rapport à la monnaie, car la monnaie est dans ce cas principe et fin de l'échange. Dès lors cette sorte de richesse qui provient de la chrématistique ainsi définie est véritablement sans limites.12

Ces distinctions essentielles peuvent être reprises à propos de l'argent en distinguant l'argent sans désir et le désir d'argent. L'argent sans désir est celui "qui sert d'expression à la mesure des objets d'un besoin social, dont il assure en même temps la distribution par une circulation spécifique; il ne sert pas d'expression à la mesure des produits du travail".13 Cet argent sans désir permet l'expression la plus noble du désir des citoyens, celui que tous les échangistes ont en commun, "le désir d'unité et de cohésion dans la cité, qui est aussi le désir de tous de mener l'échange à sa fin immanente".14 Si cet argent sans désir laisse la place au désir d'argent, alors l'action collective se disloque et la cité se déchire. Dans le livre I de la Politique, Aristote montre avec force que si l'argent est conçu comme un équivalent général de tous les biens, il entraîne le désir de chacun car toute richesse est en elle-même désirable. Cependant "le désir de richesse en général ou le désir dont l'objet est la généralité de la richesse signifie à son tour que ce qui est désiré dans le désir de cet objet, c'est le concept ou l'idée de la richesse et non telle ou telle richesse véritable’’.15 Dans ce contexte où le rôle attribué à la monnaie est celui de foncteur général, d'équivalent universel, l'ensemble des ordres entre les différentes sphères est bouleversé. Les productions particulières se mettent au service du désir infini de richesse et deviennent des moyens au service du concept de richesse. Pour Aristote, cette situation est folle car l'infini est une invention conceptuelle qui ne renvoie à rien d'existant: c'est un Unding, une non-chose. L'infini dont il est question est celui de l'illimité, de la répétition indéfinie au sein de la série. On peut résumer ce mouvement en rappelant "qu'en ce sens, le désir d'argent place toutes les économies domestiques et toute la production sous le malheur d'une accumulation sans limite, du point de laquelle toute quantité définie de richesses a l'irréalité du nombre et pour laquelle la réalité de la richesse est perpétuellement différée".16

2.2. L’effervescence illimitée des filières techniques : le destin de l’embryon occidental.

L’étude de la situation actuelle en embryologie ou en génétique moléculaire est exemplaire et peut être éclairée à la lumière des développements précédents. L’agitation générale qui s’empare des tissus, des cellules, des gènes en vue de leur production industrielle et de leur modification génétique, pose quelques questions. Les effets " collatéraux " sur les écosystèmes sont de plus en plus perceptibles et concernent à leur tour les grands ordres des végétaux, des animaux et des primates. Ne retrouve-t-on pas dans la situation actuelle des performances bio-médicales, à des niveaux structuraux, ce déploiement infini et insensé dont parle Aristote? L’un des aspects les plus profonds caractérisant les développements bio-médicaux contemporains ne concerne-t-il pas l'appropriation financière des organismes vivants, processus qui tente d’allier les rentabilités financières et la fécondité biologique? Les développements biomédicaux contemporains sont réalisés et diffusés de façon privilégiée dans les laboratoires qu'ils soient privés ou publics "asservis" aux logiques économiques et les chaînes de production des entreprises. Dans le cas exemplaire du génie génétique, les modifications des organismes bactériens, végétaux et animaux et les dépôts de brevets instituant des antériorités techniques et financières, s'inscrivent dans ce mouvement d'appropriation financière des organismes vivants.

L'ensemble de ces recherches et des perspectives qu'elles ouvrent modifie profondément le rapport des techniques à l'embryon. L’embryon n'est plus conçu dans ses relations avec la reproduction mais comme une sorte de boîte de Pandore capable de fournir à la demande les collections cellulaires dont on a besoin. Arraisonné de cette manière l’embryon n’est plus un embryon mais une pochette magique, une petite bourse de cellules ES produisant interminablement du vivant et de la monnaie grâce au détournement technique de la prodigalité du vivant. C’est du reste à ce niveau de la réflexion qu’apparaissent nettement les liens unissant le traitement technique des cellules ES et les techniques de clonage des mammifères, non plus selon les normes de la reproduction humaine mais de la production-productivité industrielle.

Cette diffusion par déplacement (ou colonisation) de la sphère publique des savoirs vers les acteurs financiers et industriels est rendue possible grâce à la mise en place de dispositifs techniques peu coûteux et très efficaces et à l'impasse faite sur la recherche fondamentale qui engendre les dépenses les plus importantes et les risques les plus grands. Les orientations de la recherche et de l'industrie s'organisent alors autour d'une sorte de court-circuit liant immédiatement des savoir-faire techniques hautement efficaces, peu conceptualisés et des intérêts industriels et financiers.

Si l’on suit le fil qui mène à l’isolement des cellules-souche embryonnaires, les fameuses cellules ES,17 puis à leur mise en culture, à leur entrée dans les circulations économiques et financières, il passe nécessairement par le même chemin, celui du réductionnisme, des techniques efficaces, des effervescences financières. Les cellules ES relèvent à leur tour d’un mouvement plus général, celui d’un progrès indéfini, dont les sources renvoient bien selon nous à l’idée d’infini.

Comme nous l’avons montré dans un ouvrage paru précédemment,18 l’engagement moderne de la culture occidentale enracinée dans le christianisme latin est bien au centre de ce regard sur le vivant et sur le monde. Il n’est plus possible d’analyser le travail de concentration, de focalisation des sciences et des techniques contemporaines, de noter les liens de plus en plus étroits entre les capitaux financiers et les orientations de la recherche sans évoquer les liens avec les structures imaginaires chrétiennes. Comment ignorer la marque laissée par le monothéisme judéo-chrétien, par la volonté " d’incarnation " qui accompagne ce créationnisme, marque qui a rendu possible la concentration des circulations financières modernes autour de l’équivalent divin, marque qui est au cœur des concentrations d’énergie des armes modernes, et qui, plus généralement, anime la pluie des objets qui nous recouvre comme un linceul.

 

3. A propos d’une origine biologique des techniques.

Les sciences et les techniques contemporaines s’organisent autour des organismes vivants soit pour les simuler, soit pour les mécaniser ou les modifier. C’est une curieuse situation où le vivant devient un enjeu majeur de la rationalité des sciences, bien que cette rationalité à l’œuvre dans l’étude et la maîtrise des organismes emprunte ses modèles à la physique dont la réussite concerne la matière inerte! On verra plus loin que ce réductionnisme constitutif en biologie, qui refuse toute frontière entre le vivant et l’inerte, est d’une grande efficacité ; retenons cependant que cette démarche ne suffit pas à expliquer cette réussite. Il faut introduire d’autres distinctions qui, cette fois, ne concernent pas seulement la démarche scientifique mais aussi les savoir-faire techniques.

3.1. Genèse des techniques et évolution du corps humain : quelques remarques sur l'origine involontaire des techniques

Les techniques comme "projection organique"

Dans la deuxième moitié du 19ème siècle, s'est développé, en Allemagne essentiellement, un courant anthropologique concernant l'origine et le développement des techniques. Cette orientation de la réflexion trouve ses racines dans des remarques exemplaires de Leibniz19 à propos de la direction prise par la mécanique allemande, essentiellement automatique, mais aussi dans le cadre de cette conception allemande de la volonté et de la raison permettant de distinguer l'ordre du spéculatif conscient, de la poussée inconsciente du mouvement de la volonté. On peut en trouver les premiers repères chez des auteurs tels que Schopenhauer, von Hartmann, Schelling. Les conceptions " panbiologistes " d'une partie de la philosophie romantique allemande ont aussi joué un rôle central dans la création de ce courant, une place à part devant être faite à l'un des fondateurs de cette philosophie des techniques, Ernst Kapp, dont l'influence fut considérable sur Edward von Mayer et sur Ludwig Noiré.20 Pour cet auteur, les premiers outils doivent être conçus en tant que prolongement d'organes humains en mouvement. La massue, le percuteur, la hache de pierre prolongent et étendent le mouvement physique de la percussion exécuté par le bras. La gestuelle accompagnant les mouvements de la main invite à voir dans les différents outils, une prolongation projetée de la main fermée, ouverte, repliée, ainsi que des mouvements d'accompagnement du bras. Cette thèse de la " projection organique " trouve donc son premier enracinement dans l'analogie de forme entre les organes externes du corps avec les outils.

Une telle argumentation ne pouvait cependant rendre compte des lignées techniques liées au feu ou à la roue. La théorie de la projection organique s'est alors approfondie à partir du constat suivant: le poing fermé par exemple ne peut être l'analogie du marteau que s'il est assimilé à une main fermée c'est-à-dire s'il est lié à un mouvement, celui de la fermeture de la main. Ainsi faut-il dire, pour être précis, que les positions diverses de la main, en cuillère, fermée, ouverte et tendue, ne donnent pas seulement un modèle pour le marteau, la pelle ou le crochet ; on a affaire en réalité à une analogie de fonction entre les structures de mouvements accomplis par le corps et des outils qui en sont aussi la concrétion. La théorie de la projection organique, en tenant compte de la gestuelle corporelle permettrait alors de répondre aux critiques classiques qui lui ont été adressées.

Cette théorie a pris aussi une autre direction interprétative consistant à la généraliser aux projections des organes internes. Dans ce nouveau contexte, la pince, la charnière, seraient une projection de l'articulation, la pompe, celle du cœur, le filtre chimique, celle des reins. Comment ne pas voir par exemple dans les multiples systèmes de communication, le modèle fondamental de la circulation sanguine, dans les assemblages, mécaniques, la structure du squelette? Certains auteurs, anticipant quelque peu sur l'état des techniques de leurs temps, envisageaient la création de machines " à penser " fabriquées sur le modèle du cerveau dont elles seraient la projection.

Tels sont donc les postulats fondamentaux de la théorie de la projection organique fondée et développée par les anthropologues allemands, postulats qui sont au cœur des débats contemporains, et particulièrement dans la présentation de notre concept de " déferlement des techniques contemporaines ".

Les techniques au cœur du processus d’hominisation

Cette théorie permet de considérer les activités techniques et scientifiques comme des productions autonomes interdisant de réduire les techniques aux sciences. Concevoir, en effet, l'origine et le développement des techniques dans le contexte de la théorie de la " projection organique " ne permet pas de confondre leur formation avec l'activité rationnelle qui inspire le développement des sciences. Telle est la signification profonde de ce contexte philosophique selon lequel les techniques s'inscrivent dans le champ d'une activité pulsionnelle fondamentale et inconsciente. L'interprétation de l'activité technique dans le cadre de la théorie de la projection organique s'inscrit dans le contexte d'une réflexion plus vaste portant sur le mouvement même de l'évolution générale du vivant et de la matière. Ernst Kapp par exemple, tout en refusant le nihilisme de la perspective schopenhauerienne se propose de restituer la dynamique projective de l'activité technique au sein d'un vaste mouvement progressif de contrôle et d'adaptation.

A partir de ces travaux, quelques auteurs ont tenté de réintroduire les orientations fondamentales de la pensée de Charles Darwin dans le cadre de cette direction de l'anthropologie des techniques. Dans le contexte intellectuel français, le paléontologue Leroi-Gourhan a ouvert des perspectives originales pour comprendre la signification de l'évolution concomitante des techniques et des hominiens. Pour cet auteur, la naissance des techniques et le processus même d'hominisation ne sont pas compréhensibles l'un sans l'autre. Il n'est pas possible de comprendre l'anatomie humaine sans tenir compte de l'ensemble de ses prolongations techniques qui en font réellement partie. Dans le premier volume de son ouvrage, Le geste et la parole, appelé Technique et langage, il avait proposé de voir dans la station debout le premier et le plus important des critères d'humanité. De celui-ci on pouvait déduire deux corollaires:

ce sont la possession d'une face courte et celle d'une main libre pendant la locomotion [...] La liberté de la main implique presque forcément une activité technique différente de celle des singes et sa liberté pendant la locomotion alliée à une face courte et sans canines offensives, commande l'utilisation des organes artificiels que sont les outils. Station debout, face courte, main libre pendant la locomotion et possession d'outils amovibles sont vraiment les critères fondamentaux de l'humanité.21

Ces critères élaborés par lui dans les années cinquante, situent donc l'apparition des techniques à un niveau très archaïque du processus d'hominisation, ce que devait confirmer la paléontologie moderne grâce aux méthodes les plus élaborées de marquage radioactif. Les outils les plus anciens retrouvés dans les fouilles de la Rift Valley sont en effet datés de deux millions et demi d'années. Après avoir rappelé ensuite qu'il est bien impossible d'accorder la prééminence à tel ou tel caractère, Leroi-Gourhan rappelle que, selon lui, le développement cérébral est un critère secondaire:

il joue, lorsque l'humanité est acquise, un rôle décisif dans le développement des sociétés, mais il est certainement, sur le plan de l'évolution stricte, corrélatif de la station verticale et non pas, comme on l'a cru pendant longtemps primordial.22

L'apparition et le développement des techniques s'enracinent donc dans le processus d'hominisation à un niveau si profond qu'ils font surgir l'un des problèmes les plus complexes de la paléontologie contemporaine, à savoir la place qu'il faut donner aux outils et aux gestes qu'ils induisent, dans l'orientation même de l'évolution des hominidés. En un mot, les rapports entre les outils, les techniques et le corps humain sont si directs qu'on ne saurait penser leurs structures et leurs évolutions de façon séparée. L'étude de l'anatomie humaine et de son évolution devrait comprendre, pour être complète, l'analyse simultanée du corps et des outils qui en font partie. Ces remarques expliquent l'approche très originale proposée par Leroi-Gourhan à propos de l'évolution des techniques: reconnaissant leur ancienneté et leur rôle fondamental dans le mouvement d'hominisation, il les "biologise". Pour rendre compte des processus généraux marquant l'évolution des outils et des techniques, il retrouve alors l'un des concepts fondamentaux d'Ernst Kapp, celui d'"exsudation" (Organprojektion) que le philosophe allemand avait élaboré dans son ouvrage Grundlinien einer Philosophie der Technik23 dans lequel il avait tenté de systématiser l'idée d'une origine biologique des techniques.

Puissance et disponibilité du corps humain

Une interprétation se dégage peu à peu de l'ensemble de ces descriptions. En créant des outils manuels détachables, donc permutables, permettant d'acquérir avec la massue l'équivalent musculaire du poing de l'orang-outan, avec la hache ou la griffe, l'équivalent des performances des félidés, avec le domptage des chevaux la rapidité des équidés, l'hominien concentre sur lui, à travers chaque groupe d'outils, l'équivalent des spéciations obtenues par de multiples espèces animales au prix d'une dérive génétique, d'une spécialisation corporelle spécifique apparue au cours de millions d'années. Il se les approprie sans qu'il lui soit nécessaire de se spécialiser lui-même corporellement. Comme le dit encore l’auteur, chaque groupe d’outils doit être conçu comme l’équivalent d’une spéciation.

Cette première orientation des techniques s'organise autour de la permutabilité des lignées d'outils, leur "détachabilité" qui permet d'explorer le monde selon leurs performances spécialisées tout en maintenant la disponibilité du corps. La seconde orientation des techniques concerne le processus rejetant peu à peu tous les instruments hors de l'homme:

les actions dentaires passent à la main qui manœuvre l'outil amovible puis celui-ci l'en éloigne encore et c'est une partie du geste qui se dégage du bras dans la machine manuelle. L'évolution se poursuit et l'impulsion musculaire elle-même se dégage du corps lorsque apparaît l'emploi de la motricité animale, de celle du vent et de l'eau.24

C'est alors qu'apparaît peu à peu comme une évidence l'inspiration parfaitement involontaire de ce processus, la disponibilité, cette propriété étonnante par laquelle

l'espèce humaine échappe périodiquement, en se limitant au rôle d'animation, à une spécialisation organique qui la lierait définitivement. Toute adaptation de la main des premiers Anthropiens en outil proprement dit n'aurait créé qu'un groupe de Mammifères hautement adaptés à des actions restreintes et non pas l'homme dont l'inadaptation physique (et mentale) est le trait génétique significatif: tortue lorsqu'il se retire sous un toit, crabe lorsqu'il prolonge sa main par une pince, cheval lorsqu'il devient cavalier, il redevient chaque fois disponible, sa mémoire transportée dans les livres, sa force multipliée dans le bœuf, son poing amélioré par le marteau.25

Ces quelques citations étaient nécessaires pour faire comprendre le rapport très particulier liant le corps humain et ses techniques. On peut lire dans leurs développements autant de tentatives pour que le corps ne se spécialise pas, ne se transforme pas comme s'il fallait que l'espèce humaine maintienne une situation d'immaturité, de non-spécialisation originelle lui permettant d'inventer sans cesse de nouvelles combinaisons. Cette disponibilité maintenant une présence au monde, active, tâtonnante et simulatrice, s'amplifia grâce à la naissance du langage et des symboles. Techniques et langages sont en effet indissolublement liés ; leur apparition a dû se faire de façon concomitante dans la mesure où le surgissement de l'outillage est allé de pair avec la fin du fouissage, le dégagement de la langue, des lèvres, du larynx, ouvrant ainsi le champ de la phonation et de l'émission de sons articulés. La parole et le langage ont permis le développement d'un espace virtuel, celui des symboles par lesquels le monde peut être approché sans être parcouru. Inutile d'insister davantage sur l'extraordinaire développement que ces processus de symbolisation devaient prendre dans le cadre de la formation des groupes sociaux et sur leurs effets en retour au sein de l'activité technique.

3.2. L’alignement des techniques sur l’imaginaire des sciences modernes

Le concept de disponibilité proposait non seulement une interprétation profonde de l'évolution des techniques dans cette immense temporalité s’étalant sur des millions d’années mais il permettait aussi de rendre compte de façon convaincante du rôle fondamental tenu par les techniques dans le processus même de l’hominisation. Présentes à chaque carrefour de ce long chemin, les techniques se sont sans doute hypostasiées bien avant que n’apparaisse la pensée rationnelle. Au cœur de la part existentielle des primates hominidés bavards et cruels, les techniques sont du côté de leur destin, bien avant toute reprise consciente et subjective. Elles sont du côté de cet involontaire dont on a reconnu la présence dans ce déferlement évoqué plus haut.

Mais si le concept de disponibilité instaure un chemin vers une origine involontaire des techniques, il ne peut rendre compte de ce déferlement qui désigne un mouvement bien différent. Il faut donc approfondir davantage l’analyse pour comprendre les articulations liant l’hypothèse de la disponibilité avec le versant démesuré et incontrôlé que l’on rencontre de plus en plus souvent dans les techniques contemporaines.

Un premier constat s’impose : le concept de déferlement renvoie les performances techniques actuelles vers des processus involontaires, inconscients qui se situent bien en deçà de toute rationalisation. Cet archaïsme, cette inconscience qui accompagne leur mise au point et leur développement les situent au cœur des comportements humains les plus profonds. En cela, elles relèvent des analyses et des conclusions concernant l’archaïsme des techniques et leur implication dans les processus mêmes d’hominisation.

Par contre, l’orientation actuelle de leurs développements suit un parcours profondément divergent. La contradiction n’est pas d’abord sémantique (ou logique) mais historique. Le concept de disponibilité concernait essentiellement les techniques qui ont été développées dans les sociétés traditionnelles. Sans perdre leur enracinement profondément " destinal ", au cœur de la formation et du développement de l’espèce humaine, les techniques contemporaines ont été remaniées et réorientées au sein des structures imaginaires les plus profondes de la rationalité moderne. C’est à ce niveau que se situe la deuxième source qui inspire les techniques contemporaines, cette ύb r i ς, cette dιmesure qui caractérise l’apparition des déferlements techniques actuels.

 

4. De la régulation au déferlement des systèmes techniques contemporains

Les phénomènes techniques sont évalués depuis longtemps en fonction de leurs liens avec la rationalité des sciences modernes : les techniques sont devenues des " techno-logies ". L’extension du " logos " à des pratiques si diverses et si anciennes n’a pas facilité l’apparition d’analyses capables de rendre compte de la spécificité des savoir-faire techniques. Les techniques-technologies furent réduites au statut subalterne de servantes des sciences ; pire encore, elles devinrent des sciences appliquées et disparurent en tant qu’activité autonome. Passées dans le langage commun, ces approches dominent encore l’ensemble des recherches sur les techniques.

Les nombreux dérèglements urbains, sociaux et environnementaux liés à la mise en œuvre des dispositifs de laboratoires et à leurs applications industrielles n’ont pas remis en question la rationalité constitutive de l’ensemble sciences, techniques et industries au sein des états modernes. Mais ils ont rendu nécessaire le développement d’un versant régulateur de la raison capable de stabiliser le caractère impétueux de la rationalité instrumentale à l’œuvre dans les sociétés industrielles. Dans ce contexte, s’enracinent les approches régulatrices (kantismes et néo-kantismes, idéologies anglo-saxonnes diverses…) et administratives des risques. L’ensemble des analyses contemporaines des risques et des solutions éventuelles s’enracine dans ce travail de lissage, de rationalisation normative qui inspire la meilleure part de l’action des institutions administratives et politiques.

Mais depuis plusieurs décennies, le surgissement de performances techniques originales ont marqué un certain nombre d’événements. Leur puissance démesurée ne peut plus être abordée en termes de régulation-intégration car c’est bien plutôt l’affleurement d’une puissance croissante qui est devenue la question décisive. En un mot, l’interrogation centrale à propos des techniques contemporaines ne concerne pas d’abord leur régulation mais leur déferlement sans mesure. Il faut sans doute remonter jusqu’à la première guerre mondiale pour repérer ce " grand passage " qui permit à certains artistes, philosophes et écrivains d’aborder les sciences, les techniques et l’industrie en d’autres termes que ceux des approches classiques et d’en pointer " l’inquiétante étrangeté ".26 Ils furent témoins des gigantesques barrages d’artillerie de la première guerre mondiale, les opérations (batailles de la Marne, de Verdun et de la Somme) au cours desquelles plusieurs centaines de milliers d’hommes moururent en quelques mois.27

I’m making an alarmclock that will wake up the world28

La mise au point des armes nucléaires et particulièrement de la bombe à hydrogène qui a marqué des générations entières ne permet plus de dénier la présence de cette dimension démesurée qui se manifeste de plus en plus souvent dans les dispositifs techniques actuels. C’est en ce sens que le phrase de Edward Teller, celui qui fut à l’origine de la conception et la fabrication de la bombe à hydrogène, prend tout son sel : " j’ai fabriqué un réveil-matin qui va réveiller le monde ". L’échelle des énergies et des effets déployés par ces engins sortait complètement du cadre marqué par l’échelle dimensionnelle de notre corps. Nous étions entrés dans une échelle cosmique, entre tremblements de terre et raz-de-marée.

Cette démesure et le nihilisme qui l’accompagne ont franchi une étape supérieure dans la mesure où la puissance de destruction recherchée à travers la multitude des armes s’est concentrée et s’est purifiée dans la fabrication de quelques bombes.

Démesure et impensé des techniques

La question centrale des techniques contemporaines n’est pas celle de leur régulation mais celle de leur déferlement, c’est-à-dire de leurs effets incontrôlables dans des domaines aussi différents que ceux du nucléaire civil, de la reproduction humaine, des modifications génétiques, de l’épuisement des écosystèmes ou de la puissance des armements. Ces déferlements peuvent être conçus comme autant de manifestations d’une source de puissance encore inconnue de nous dont pourtant la trace laissée dans des domaines spécifiques devient observable, à la manière du ressac déferlant sur des rochers qui manifeste la puissance invisible de la houle. Ces manifestations d’une puissance démesurée ne peuvent plus être lues comme les conséquences de dérégulations qui en auraient permis l’apparition mais comme autant de symptômes exprimant la pression croissante exercée par le déchaînement de forces démesurées.

On pourrait bien sûr financer d’autres projets (culturels et autres…) mais précisément on ne le fait pas si volontiers car ce qui est au cœur des " structures imaginaires collectives " de l’occident moderne, c’est cette montée en puissance infinie si bien décrite par Hegel par exemple quand il dit que l’un des buts essentiels de la " culture germanique ", c’est l’incarnation de l’infini (la modernité comme christianisme réalisé). De façon bien trop elliptique, je dirai que les techniques contemporaines s’inscrivent dans le mouvement si ancien des techniques humaines mais ont récupéré de leurs rapports aux sciences modernes cette volonté d’extension, de maîtrise infinie qui est la marque du monothéisme judéo-chrétien dans le nouveau statut des conceptions rationnelles de l’époque. Bref, il y aurait un autre article à écrire sur le caractère " titanesque " des techniques contemporaines et de leurs rapports au monde.

On admettra donc qu’il existe une origine involontaire des techniques qui ne peut être abordée directement par l’exercice d’une rationalité scientifique autosuffisante. Cette hypothèse ne peut être féconde qu’accompagnée d’une méthode permettant de trouver un chemin permettant de cerner cette origine. Mais c’est précisément sur ce point que peut commencer une philosophie des techniques,29 dans un tout autre contexte que celui de la philosophie des sciences.

5. Les limites terrestres de la " reconstruction infinie "

L'origine la plus profonde de la créativité technique ne relève pas d'abord de l'exercice de la raison. Tel est l'un des acquis des paragraphes précédents, mais ce n'est pas le seul car depuis cinq siècles à peine, la créativité technique humaine s’est alignée sur l’organisation des structures imaginaires et symboliques de l’occident moderne. La puissance propre aux techniques s’en est trouvée multipliée de façon telle qu’elle révèle et réalise la volonté de puissance infinie propre à ces sociétés marquées par le créationnisme judéo-chrétien attribuant aux hommes une co-parenté avec la geste créatrice de leur dieu tout-puissant et s’exprimant dans le primat essentiel donné aux mathématiques, par le biais de leur puissance combinatoire et de leur formalisme "déterritorialisant".

Le caractère dominateur de la culture occidentale, caractère exalté par les croyances judéo-chrétiennes fondatrices de cette culture, a multiplié de façon illimitée l’efficacité de ce grand prédateur qu’est l’hominien. La relance systématique de la domination prédatrice devait trouver des possibilités d’expression planétaire dans la naissance des sciences, des techniques et dans leur champ d’application privilégié, la production industrielle. Les hominiens ont, depuis quelques siècles, suivi une voie qui leur a permis d’élargir à l’ensemble du monde les nombreuses niches écologiques qu’ils avaient déjà envahies. Le projet de domestication de la biosphère est clairement affirmé et les résultats de cette entreprise commencent à être perceptibles:

On a vu plus haut que pour la plupart des acteurs des développements des sciences et des techniques contemporaines, l’accélération des processus de domination des hominiens sur l’ensemble des environnements planétaires semble s’inscrire dans un processus technique classique que l’on peut maîtriser. Pourtant cette précipitation croissante avec laquelle se déploie l’activité prédatrice des hominiens introduit des perturbations imprévisibles, singulières, ces déferlements dont il est question dans ce texte.

 

6. De l’insolence en philosophie : dire l’échec de la philosophie des sciences

Il n’est plus possible d’en rester aux développements de la philosophie des sciences " standardisée ", ce corpus considérable dont l’ambition semble se situer dans une volonté de valider interminablement l’exercice des sciences modernes en cours d’élaboration. Cette philosophie des sciences, et plus particulièrement sa version anglo-saxonne dite " cognitiviste ", souffre d’une faiblesse majeure, son incapacité à sortir de son postulat fondamental, l’éminente parenté la liant aux sciences modernes et l’affirmation de son appartenance au même socle rationnel.

L’inspiration philosophique fondamentale déborde très largement le cadre de la pensée et des pratiques scientifiques et ne saurait se confondre avec le type de philosophie à l’œuvre dans la philosophie universitaire des sciences. Cette philosophie originelle cherche son inspiration dans des questions bien plus radicales et ses interrogations sont autrement plus insolentes. Qu’en est-il de la légitimité des sciences modernes au moment où les effets dévastateurs de leurs développements se manifestent de plus en plus souvent ? Comment faut-il interpréter les relations entre l’apparition et le développement des sciences modernes et le développement des performances techniques qui puisent leur dynamique dans des ordres de créativité bien différents ?

Il ne s’agit plus de cautionner interminablement la validité des sciences grâce à l’exercice d’une certaine philosophie institutionnelle mais bien au contraire de se demander si l’engagement actuel des sociétés industrielles dans le grand boulevard des sciences, de l’industrie, de la finance, n’est pas une impasse culturelle mortifère.

NOTES

1 Nous empruntons le terme de déferlement (Brandung) à Ernst Juenger, die Schere, Ernst Klett Verlag für Wissen und Bildung, Gmbh, Stuutgart, 1990, fragment 44; traduction française de Julien Hervier, éd. C. Bourgois, Paris 1993, pp. 40-41.

2 Notre séminaire de philosophie des techniques à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales s’intitule cette année universitaire 2004-2005 " Impact génocidaire du déferlement des techniques contemporaines ".

3 P.K. Feyerabend, Against Method outline of an anarchistic theory of Method, New York, Humanities Press. On trouvera la traduction française au Seuil dans la collection science ouverte, Paris 1979, Contre la méthode. Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance.

4 R. Thom, Esquisse d’une sémiophysique – Physique aristotélicienne et théorie des catastrophes, InterEdition, Paris, 1988.

5 Pascal, Pensées, pensée 680, Le livre de poche classique, Paris, 2000, page 458.

65 Descartes, Discours de méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, Pléiade Nrf Paris, 1953, pp. 168 et sq.

76 M. Tibon-Cornillot, "La radicalisation du fétichisme. A propos de l'argent, "la vie mouvante en elle-même de ce qui est mort" "- Rue Descartes, n° 28, Revue du Collège International de Philosophie, pp. 51-82.

87. Le terme hébraïque shibboleth qui signifie " épi " se trouve dans la bible, livre des Juges, 5-6. Il est rapporté que sa prononciation permit au Galaadites de reconnaître pendant la nuit leurs ennemis, les Ephraïmites qui s’étaient mélangés à eux dans l’obscurité. Il signifie en philosophie " signe de reconnaissance ", " critère de distinction ".

98 M. Tibon-Cornillot, " La radicalisation du fétichisme. A propos de l'argent, "la vie mouvante en elle-même de ce qui est mort " –  Rue Descartes, n° 28, Revue du Collège International de Philosophie, pp. 51-82.

10 E. Berns,Philosophie de L'économie, intervention faite dans le cadre du colloque Philosophie et Economie organisé par le Collège International de Philosophie le 25 novembre 1999.

11 E. Berns, Philosophie de L'économie, p.2.

12 Aristote, La Politique, Paris, Vrin, 1962, I-9, p.60

13 A. Berthoud, Argent et désir d'argent chez Aristote et Marx, in Conceptions de la monnaie, un enjeu théorique, Cahier d'économie politique, n°13, Paris, éd. Anthropos, 1987, p.3-4.

14 A. Berthoud, Argent et désir d'argent chez Aristote et Marx, Ibid., p.4.

15 A. Berthoud, Argent et désir d'argent chez Aristote et Marx, Ibid., p.4.

16 A. Berthoud, Argent et désir d'argent chez Aristote et Marx, Ibid., p.4

17 Les cellules ES (les Embryonic Stem cells) se caractérisent par la précocité de leur prélèvement dans l’embryon, pendant une période au cours de laquelle ces cellules peuvent à la fois être cultivées in vitro et en même temps conserver leur capacité totipotente. Elles peuvent alors, en fonction de procédures techniques connues, donner naissance à des lignées cellulaires spécialisées, des cellules musculaires, nerveuses et même des cellules de lignée germinale (Le Monde du 6 mai 2003).

18. M.Tibon-Cornillot - Les corps transfigurés. Mécanisation du vivant et imaginaire de la biologie, Seuil, coll. Science ouverte, 1992,322 pages.

19 A propos de la distinction leibnizienne de la machine et de l'organisme, on peut lire Le système nouveau de la nature 10 et la Monadologie 63, 64, 65 et 66.

20 Ces auteurs sont connus essentiellement pour les ouvrages suivants: Ernst Kapp, Grundlinien einer Philosophie der Technik, Westermann, Braunschweig 1877. Ludwig Noire, Das Werkzeug und seine Bedeutung fur die Enwicklungsgeschichte der Menschheit, Mainz 1880. Edward Von Mayer, Technik und Kultur, Hupeden und Merzyn, Berlin 1906. Leur influence s’est maintenue jusqu’à maintenant chez quelques auteurs importants, par exemple Heinrich Beck, Kulturphilosophie der Technik, Trier 1975 et Arnold Gehlen, Die Seele im technischen Zeitalter, Hamburg, 1975.

21A. Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, Technique et Langage, Albin Michel, Paris, 1965, p. 32 et 33.

22 A. Leroi-Gourhan, Ibid., p. 33.

23 Ernst Kapp - Grundlinien einer Philosophie der Technik - George Westermann, Braunschweig, 1877 - On lira particulièrement le chapitre II intitulé "Organprojektion".

24 A. Leroi-Gourhan -Ibid.- p. 47.

25 A. Leroi-Gourhan -Ibid.- p. 48.

26 Ce concept d’inquiétante étrangeté (unheimlich en allemand) est développé par S. Freud dans les Essais de psychanalyse appliquée, Gallimard, Paris, 1975, p.165 : " L’inquiétante étrangeté sera cette sorte de l'effrayant qui se rattache aux choses connues depuis longtemps, et de tout temps familières. " Nous nous référons à cette notion dans notre article " Des automates aux chimères – relecture hoffmannienne de Freud " in revue Topique N° 54, Paris, octobre 1994, p.315-338.

27 Faut-il rappeler que le bilan officiel de la première guerre mondiale fut, pour la France, de 1.500.000 morts et 5.000.000 blessés ; il faut ajouter à ce bilan environ 500.000 disparus. Le total de la population active française tuée et blessée au cours de cette guerre fut de 7.000.000 environ. La population totale de la France étant de 39.790.000 en 1914 dont 13.500.000 adultes mâles entre 18 et 50 ans, on peut considérer que plus de la moitié de cette population fut tuée ou blessée. Le total des pertes pour l’ensemble des nations engagées fut de 37.581.000 personnes. (Sur ces estimations, on peut lire Données Statistiques relatives à la Guerre 1914-1918, Imprimerie Nationale, Paris, 1922.

28 G. Herken, Counsels of War, Alfred A. Knopf, Inc., 1984, p. 57: "I’m making an alarmclock that will wake up the world".

29 On trouvera les premiers développements de cette philosophie des techniques dans les textes suivants Démesure des techniques contemporaines : du réductionnisme technologique aux sources involontaires des technique , in Gilbert Simondon, une pensée opérative, publication de l’Université de Saint-Etienne, juin 2002, pp. 214-247 et dans l’article publié sous le titre " En route vers la planète radieuse : déferlement des techniques, insolence philosophique ", in Rue Descartes - Revue du Collège International de Philosophie, "A quoi sert la philosophie des sciences", 41, 2003, pp. 52-63. 

 

Posted: June 1, 2005

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